La situation explosive au Liban, la Biélorussie qui n’est pas l’Ukraine, le genre et la gestion de crises

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La crise du coronavirus semble moins intense qu’il y a quelques mois, les frontières se rouvrent fébrilement, l’économie rebondit doucement, un parfait contexte pour que les vieilles tensions remontent. L’approche des élections de Novembre voit une Amérique sombrer dans la crise sociale, alors que d’autres mouvements sociaux ressurgissent à travers le monde. Mais, dans cet épisode, on va se concentrer sur des sujets plus précis.

Aujourd’hui, on ne parlera pas des récentes élections au Monténégro, mon voisin, qui voit pour la première fois depuis son indépendance de la Yougoslavie, puis de la Serbie, une chance de victoire pour l’opposition, si elle réussit à former une coalition entre différents partis peu proches idéologiquement. La population du pays est divisée depuis de nombreux mois suite à une loi qui, selon la communauté serbe du pays, bride la liberté religieuse des chrétiens orthodoxes. Le Monténégro est un État très jeune, bien qu’issu d’une longue histoire de royaumes indépendants, et la question de l’identité « monténégrine » reste compliquée, là où la langue est similaire à la langue serbe, et où les différences culturelles avec le voisin, l’ancien pays d’attache, sont parfois difficiles à cerner, une problématique que l’on retrouve dans beaucoup de pays des Balkans. Une affaire à suivre dans le petit pays de 600 000 habitants.

On ne parlera pas non plus de l’accord historique entre les Émirats Arabes Unis (EAU) et Israël, grosse étape dans la normalisation des relations entre ces deux États, mais peut-être aussi entre l’ensemble des pays arabes et l’État juif. Les EAU n’avaient, jusqu’à ce jour, pas reconnu Israël, et refusaient tout lien diplomatique. Le tournant pris ces derniers jours est perçu comme une provocation en Iran, qui souhaite maintenir le status quo d’un Moyen-Orient tourné contre Israël. Bien que ce soit une victoire pour Tel-Aviv, l’État hébreux a appris avec déplaisir que l’accord qu’il venait de signer ouvrait la porte à une vente de matériel militaire américain à l’émirat, deal auquel il s’était toujours opposé. Un appaisement des relations qui semble, pour l’heure, bien superficiel.

En revanche, on va parler de la crise du Liban dans son contexte socio-politique, de la très limitée comparaison entre la Biélorussie et l’Ukraine, et du genre des dirigeant(e)s qui influerait sur la gestion de crises. On recommendera aussi, une fois n’est pas coutume, un excellent podcast. Bonne lecture!

Le Liban et le sectarisme
Le monde entier a subi le choc de l’explosion colossale qui a eu lieu dans le port de Beyrouth, capitale du Liban. On sait désormais que tout part d’un stock de nitrate d’ammonium entreposé dans des conditions alarmantes, et ce depuis des années. Si aucune responsabilité individuelle n’est établie pour l’instant, et que beaucoup de responsables politiques se renvoient la balle, tout le monde s’est accordé à accuser la corruption et le régime dysfonctionnel libanais. Or, le fonctionnement de ce système n’est pas évident à comprendre, et on va donc tenter une brève explication de la situation socio-politique dans le pays.

La première chose à prendre en compte, c’est la dimension multiculturelle du Liban. Depuis des siècles, ce territoire a accueilli des peuples de différentes ethnies, et de différentes religions (la frontière entre ces deux concepts étant parfois floue). Comme la carte ci-dessous le montre, ces groupes de populations vivent dans des bouts de territoires où ils sont majoritaires, mais la cohabitation se fait sur l’ensemble du pays, dans le sens où les séparations ne se font pas strictement, dans de grandes régions distinctes, comme on pourrait le voir en Irak par exemple, entre une région kurde, une région sunnite, et une région chiite. Pour autant, chaque groupe de population, si dispersé soit-il, est représenté par une ou des factions politiques, qui chacune vont défendre les intérêts de leur communauté, au Liban comme à l’étranger. C’est ainsi que le pays se trouve parfois être un échiquier pour des jeux géopolitiques impliquant d’autres États. On pense bien évidemment à la longue guerre civile qui a secoué le pays entre 1975 et 1990, et qui impliquait des pays comme Israel, la Syrie et l’Iran, mais on peut aussi penser à deux autres guerres Israël-Liban, voire à la guerre en Syrie, toujours en cours, les deux pays partageant une frontière et de fortes communautés chiite et druze.

Ces dissensions ethniques s’exacerbent lors de conflits armés, mais le pays doit continuer à inclure chaque groupe de sa population dans l’expression de sa vie publique pour continuer à prétendre au statut de démocratie. Les positions parfois irréconciliables de groupes qui coexistent doivent avoir une place dans le débat politique, et chaque groupe ethnique ou confessionnel doit avoir sa représentation politique assurée. La solution de compromis fût un système de quotas, où chaque groupe reconnu de la société a une place attribuée au sein des branches exécutive et législative, peu importent les résultats électoraux. Par exemple, la chambre des députés alloue 64 sièges à des Chrétiens et 64 sièges pour les musulmans, chaque catégorie ayant un nombre de sièges attribués aux sous-branches de ces relgions (trouvez la répartition exacte sous la carte de distribution confessionnelle ci-dessous). Un système difficile à concevoir lorsque l’on vient du régime républicain français, à l’opposé de ce genre de distribution ethnique ou confessionnelle. Pourtant le Liban n’est pas un cas isolé. On retrouve ce système d’allocation de sièges selon l’appartenance à une communauté dans beaucoup de pays de diverses régions du monde, une solution à la vie en commun de peuples différents. Là où le Liban va loin dans cette logique, c’est que les plus hauts postes du pouvoir sont également réservés à des groupes communautaires, tel qu’inscrit dans la Constitution même du pays. Le Président doit être un Maronite (branche de l’orthodoxie chrétienne), le Premier Ministre doit être sunnite, et le président du Parlement doit être chiite. 

Réserver ces hauts postes selon l’origine communautaire permet à certains groupes de gagner beaucoup d’influence dans le pays. Le Hezbollah, force chiite contrôlée en grande partie par l’Iran, contrôle de nombreuses infrastructures du pays, ainsi qu’une partie du commerce (y compris dans le port de Beyrouth). Le groupe paramilitaire est considéré terroriste par de nombreux pays, mais sait utiliser le système politique libanais pour maintenir son influence et sa main-mise dans le pays, où les membres du groupe paramilitaire sont à l’abri de sanctions internationales.

Déjà avant l’explosion du port de Beyrouth, la population libanaise était dans la rue pour réclamer des réformes politiques et une lutte plus efficace contre la corruption. La présence de civils de toutes confessions dans les mêmes manifestations avait surpris les journalistes internationaux, habitués à réduire les problèmes socio-politiques du Liban à la division sectaire du pays. Dans toute sa dimension tragique, l’explosion du 4 août vient accélérer ce mouvement de revendications pour un changement de système, y compris la remise en cause du système d’attribution des postes politiques. Dans cette histoire, le Hezbollah s’accroche à ce qu’il contrôle, quitte à se confronter à Israël ou à d’autres milices sur le territoire libanais. Le risque d’embrasement du pays, voisin de la Syrie et d’Israël, qui ont tous deux des intérêts opposés au Liban, devient grand. Il reposera sur la population libanaise et la communauté internationale de refuser de jouer avec les vieilles divisions et de reconstruire Beyrouth ensemble.

Une carte de la distribution confessionnelle du Liban basée sur des données de 2009

La Biélorussie et l’Ukraine
La Biélorussie, souvent considérée comme « la dernière dictature d’Europe » — formulation peu pertinente vu le tournant fasciste pris dans des pays comme la Hongrie — voit sa population se soulever contre le chef d’État, Alexander Loukachenko, suite à des résultats d’élections hautement contestables. Certains observateurs peu avertis peuvent faire assez instinctivement un rapprochement entre la situation en cours et le début de la crise ukrainienne en 2014, qui a entraîné un conflit entre les forces pro-russes à l’est, et le gouvernement pro-occidental ayant renversé le dictateur Viktor Ianoukovytch, proche de Poutine. La Biélorussie est effectivement un État relativement proche de son voisin russe, et Vladimir Poutine a suggéré l’idée que son pays pourrait intervenir si les manifestations contre le pouvoir s’intensifiaient.

Pour autant, la comparaison entre les situations biélorusse et ukrainienne est très limitée. Lorsque la population ukrainienne, notamment dans la capitale Kiev, s’est soulevée contre le pouvoir en place, l’envie d’en finir avec la tutelle russe et de se rapprocher de l’UE et de l’OTAN était exprimée clairement. Ce sont les populations russophones de l’est, qui s’identifient comme ethniquement russes, qui ont exprimé leur soutien à une politique pro-russe plutôt que pro-occidentale, source de fracture au sein de la société ukrainienne. Ces deux éléments — le rapprochement clair avec l’Ouest et la présence de russes ethniques dans le pays — ne sont pas présents en Biélorussie. Les manifestations en cours ressemblent plus à nos gilets jaunes, une explosion de colère sans revendications claires, outre le départ du dictateur et la tenue de nouvelles élections libres. On peut penser qu’un nouveau gouvernement, s’il serait prêt à flirter avec l’Occident, voudrait néanmoins garder son autonomie, et jouir d’une relation privilégiée avec le voisin russe, notamment pour des soucis énergétiques. Le Président actuel, bien que défendu par Poutine face aux mouvements sociaux en cours, a cherché depuis plusieurs mois à marquer son indépendance envers Moscou, allant jusqu’à arrêter des citoyens russes juste avant le jour des récentes élections. La Biélorussie, depuis son indépendance de l’Union Soviétique, joue l’équilibriste entre les successeurs des deux blocs de la guerre froide, une manière de tirer des avantages de sa position géographique, mais aussi de survivre alors que les griefs entre l’est et l’ouest se font de plus en plus sentir —  et où les voisins du nord, les pays baltes, sont bien plus tendus militairement à cause de la menace d’invasion russe.

Bien que la langue biélorusse soit très proche du russe, et que la langue russe elle-même soit largement parlée en Biélorussie, les habitants du pays se considèrent distincts ethniquement et culturellement de leur vaste voisin. Même s’il était tenté de fomenter une opération similaire à l’annexion de la Crimée et le soutien aux séparatistes du Dombass, Vladimir Poutine n’aurait pas de légitimité à intervenir militairement, publiquement ou clandestinement, en Biélorussie. Il est fort probable qu’il n’aurait pas non plus le soutien de la population, bien plus unanime que l’Ukraine sur la volonté de renverser le régime. Il est plus à craindre que Loukachenko cherche à s’accrocher au pouvoir de manière extrême, plan qu’il semble résolu à poursuivre pour l’instant. L’unanimité de la population dans son opposition au dictateur peut laisser espérer qu’il perdra le soutien de la police et de l’armée, signifiant son nécessaire départ.

Le genre et le gouvernement
Journalistes et chercheurs ont fait une étrange découverte: parmi les pays s’en sortant le mieux pendant la crise du coronavirus, beaucoup sont dirigés par des femmes. La nouvelle est amusante, et on pourrait de prime abord crier à la coïncidence, mais il est intéressant de se pencher sur la question, pas si anecdotique, et qui se trouve liée à des théories des relations internationales qui ont bien été développée ces dernières années.

L’idée qui vient à l’esprit d’emblée est une différence de comportement, ou du moins de manière de gouverner, entre hommes et femmes. C’est ce que supposent les études de genre, un domaine d’étude qui s’est propagé dans de nombreuses sciences sociales, et qui s’intéressent à la manière dont nos identités de genre (grosso modo, le fait de se considérer homme ou femme) se développent, et comment elles influencent nos manières d’être. Alors que notre éducation est genrée, on aurait tendance à inculquer plus de valeurs martiales aux garçons, lorsque l’on recommande aux filles plus de douceur. C’est de cette manière que le genre du décideur pourrait influencer ses actions: un homme serait plus facilement va-t-en-guerre, moins empathique, plus tourné vers ses intérêts propres, ou ceux de son cercle proche. Appliquer ce filtre de réflexion à la crise du COVID-19 nous fait déduire que les femmes décideuses, aux quatre coins du monde, ont fait privilégier l’urgence sanitaire à l’économie, et qu’elles n’ont pas hésité à heurter l’économie dans un souci de bien commun, leurs valeurs humanistes précédant leur souci de pragmatisme. 

Pour autant, on peut prendre la question dans un autre sens: le succès de ces pays n’est pas nécessairement dû au comportement féminin de leurs gouvernants, mais l’élection de femmes à la tête de l’État est un reflet de la bonne santé démocratique et progressiste de ces nations. Ainsi, une société prête à dépasser un certain conservatisme misogyne est généralement socialement libérale, intéressée par les idées de projets communs, jouit d’une bonne paix sociale et par conséquent a tendance à faire confiance aux décisions gouvernementales, un dernier point qui s’est révélé crucial dans la mise en place des mesures d’hygiène partout dans le monde. Ce serait, en dernier ressort, le niveau de progressisme de la société et ses perspectives de vie collective qui permettrait de gérer plus habilement la crise.

Finalement, on peut conjecturer que c’est un peu de ces deux éléments qui ont pesé dans la balance. Pour renverser le postulat de base: si tous les pays à succès ne sont pas dirigés par une femme, tous les pays qui ont failli à leur mission durant la crise sont dirigés par des hommes. Et pas n’importe lesquels: des hommes autoritaires, à l’image stricte et dont l’égo prend une part importante dans leur style de gouvernement. Les études de genre postulent que ce genre de caractère est traditionnellement affilié à la masculinité, et que les hommes politiques peuvent s’enfermer dans ces manières d’être, ce qui se répercute sur leur manière de faire de la politique.

Le Front Populaire
Pas de recommandations YouTube cette fois-ci, mais un excellent podcast traitant de géopolitique et de « guerre moderne »: Popular Front, par le journaliste britannique Jake Hanrahan. Fort de son expérience de reporter de terrain, l’animateur contacte à chaque épisode un expert pour parler d’un sujet précis et d’actualité. On y parle de crises en cours, comme les récentes manifestations en Serbie, la situation en Biélorussie, les mystérieuses explosions en Iran, mais aussi de sujets méconnus et de phénomènes plus larges comme les femmes disparues d’Afrin, la situation actuelle de Daech, l’émergence de groupes occultes néo-nazis, etc. Jake insiste sur le caractère indépendant de sa production, ce qui lui donne une liberté de ton qu’on ne voit pas dans les médias traditionnels, tout en abordant des sujets pointus de manière accessible. Ne vous inquiétez pas, on s’habitue à l’accent britannique à couper au couteau.

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