Une incroyable seconde newsletter: la Turquie en Syrie, et les armes nucléaires de poche

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Merci pour vos agréables retours sur le premier numéro, c’est toujours bien de se dire qu’on écrit pas tout ça pour rien. J’improvise ce second numéro avec seulement deux sujets, mais une longue tirade sur la situation syrienne/kurde qui vient de connaître un sacré rebondissement (toujours premier sur l’actualité ou pas?). Selon le moment où vous allez lire ce mail, la situation risque d’avoir évolué, mais j’essaie de donner les clés pour comprendre un peu la situation avant que tout explose, ou pas, espérons. Pensez à vous référer à la carte juste sous le premier sujet pour mieux vous y retrouver. Bonne lecture et bon week-end!

 

Les Turcs, les Kurdes, et les autres
Vendredi 19, le président turc Recep Tayyip Erdogan a annoncé son intention d’intervenir militairement dans le canton d’Afrin, en Syrie, tenu par les forces kurdes. Le canton d’Afrin se situe au Nord-Ouest du pays, frontalier de la Turquie (la province de Hatay, anciennement appelée du doux nom de “sandjak d’Alexandrette”). Depuis la guerre civile en Syrie, ce canton est contrôlé par les forces kurdes, hantise de Ankara à cause de leurs volontés indépendantistes, en Syrie comme en Turquie. La menace d’intervention militaire pour “liquider les nids terroristes” est clairement une réponse au projet de Trump de créer une armée kurde dans le nord de la Syrie.La partie nord de la Syrie suit une logique assez particulière dans la guerre civile, surtout depuis que l’État Islamique n’est plus une menace crédible. Alors que les forces kurdes ont gagné beaucoup de terrain en liquidant Daech, la Turquie a envahi une partie du territoire syrien pour empêcher la jonction entre les forces kurdes d’Afrin (à l’Ouest) et de Kobané (à l’Est). L’intervention militaire de l’armée turque s’est faite avec le gros soutien de l’Armée Syrienne Libre (ASL), groupe paramilitaire anti-Bachar al-Assad. Le canton d’Afrin se trouve donc enclavé, entre le territoire turc de Hatay à l’Ouest et les troupes de l’ASL au sud et à l’est, avec également des soldats turcs à l’est. Contrairement à ce que disent certains médias, les attaques d’artillerie turque ainsi que les clash à la frontière dans le canton d’Afrin ne datent pas de l’annonce d’Erdogan mais sont assez réguliers.

Les réactions internationales vont jouer beaucoup dans les suites de cette histoire. Comme dit dans la newsletter précédente, la Turquie et les États-Unis, dont la chamaillerie est clairement la cause du problème, font tous deux partie de l’OTAN. La Turquie est le boulet nécessaire de l’organisation depuis longtemps: en plus de s’éloigner de plus en plus de la démocratie, elle attaque constamment les positions kurdes qui collaborent avec les Américains (et se rapprochent de certaines nations européennes). Mais sa position géographique est essentielle, des armes nucléaires sont disposées sur son territoire pour le compte de l’OTAN, et elle est utilisée pour faire le sale boulot de l’Europe sur les questions d’immigration (c’est-à-dire empêcher les réfugiés d’aller plus loin que chez elle). Un retrait de son adhésion est difficilement imaginable. De leur côté la Syrie et la Russie condamnent (assez mollement pour l’instant) une potentielle violation de la souveraineté syrienne.

Il est très dur de savoir si Erdogan bluffe pour consolider son soutien populaire (la méthode du “rally ’round the flag“) ou s’il compte vraiment passer à l’action au risque de dégénérer très rapidement sur des violences très intenses. Ce qui est sûr, c’est que les troupes turques et celles de l’ASL se massent autour des frontières du canton d’Afrin.

Anecdote qui a son importance: on ne prononce pas le “g” de Erdogan en turc. Pour les français, ça se prononce plutôt “Erdohan”, de manière muette. Ce n’est pas vraiment un “G” comme on le connaît mais un “Ğ“, lettre propre à quelques langues de la régions (qui apparemment a un son, mais que j’ai été incapable de percevoir dans mon modeste apprentissage du turc).

Et pour ceux qui voudraient encore plus me lire (folle idée) et que l’histoire kurde intéresse, j’ai écrit un joli travail sur l’histoire des projets indépendantistes kurdes qui ont fini kaput par la faute des puissances étrangères pas super sympas. Ça aide parfois pour comprendre tout ce qui fait l’actualité kurde.

Le nord de la Syrie
En jaune, les positions kurdes
En vert foncé, la zone envahie par l’armée turque, avec l’aide de l’ASL
En vert clair, les zones encore tenues par la rébellion, y compris l’ASL
En rouge, les positions tenues par le régime de Bachar al-Assad
Trump et les petites ogives nucléaires
Des documents leakés suggèrent que le gouvernement américain envisagerait de développer plus d’armes nucléaires dites “tactiques”. Pour mieux comprendre le terme, il faut revenir sur la sémantique. On parle, dans le monde militaire, de trois niveaux de décision:

 

  • L’opérationnel: comment les soldats se font la bagarre
  • Le tactique: comment les colonels décident d’une bataille
  • Le stratégique: comment les grands chefs des armées décident de toute la guerre

La différence de chaque niveau de décision, c’est leur ampleur dans l’espace et dans le temps. Décider d’envahir un pays, c’est stratégique. Assiéger un quartier, c’est tactique. Se cacher derrière un muret, c’est opérationnel. Évidemment, une arme nucléaire est normalement considérée comme stratégique, puisqu’on parle plutôt d’annihiler tout une population et d’entamer une guerre totale. Mais l’idée d’attaque nucléaire “tactique” n’est pas spécialement nouvelle. Par exemple, pendant la guerre du Golfe, le commandement américain a hésité à envoyer l’arme nucléaire sur les troupes et bases irakiennes. C’est en plein désert, donc pas de morts civiles (pas directement en tous cas), et le champ d’action est limitée à la bataille et non pas le cours de toute la guerre (je dois cette anecdote au très bon livre The Nuclear Taboo de Nina Tannenwald qui postule l’idée, critiquable, que la bombe nucléaire ne présente plus un grand risque d’être utilisée à cause du “tabou” qui s’est construit autour). L’idée est donc d’utiliser l’arme nucléaire sans massacrer toute une ville, et en restant vraiment dans le domaine de la bataille militaire. Certains stratégistes pensent que ça peut éviter l’escalade vers une guerre totale. Mais la Russie disposant elle aussi d’armes du genre, il est dur d’imaginer une guerre limitée si le deux puissances sont impliquées, que ce soit chez elles ou dans un pays tiers (au pif, la Syrie).

Par ailleurs, les États-Unis envisagent de riposter par des attaques nucléaires en cas de “cyber-attaque majeure”. Ambiance.

Moscou et le soleil
Moscou a connu six minutes de soleil durant tout le mois de décembre. Rien de géopolitique, mais ça me fait relativiser notre temps de merde.À bientôt!